Commentaire 2017

Analyse et explication des cas de discrimination

1. Commentaire 2017: Le racisme en Suisse

Discours haineux et discrimination

Le racisme, la xénophobie et la discrimination sont des phénomènes impossibles à mesurer au moyen de chiffres exacts. On peut cependant observer des tendances au fil des années. C’est particulièrement vrai pour le racisme sur Internet, un phénomène également connu sous l’appellation «discours haineux», ou «hate speech» en anglais, et qui a connu une forte augmentation ces 15 dernières années. Il semble que les utilisateurs se sentent parfois complètement libérés des conventions sociales et règles de bienséance, et jurent et injurient gaiement, le plus souvent en utilisant leur vrai nom ou profil sur les réseaux sociaux. En raison du supposé anonymat sur Internet, on a beaucoup moins de scrupules à dire certaines choses. Beaucoup oublient encore souvent qu’Internet n’est pas une zone de non-droit.

En raison de cette évolution, la question de la manière de traiter les commentaires haineux sur les articles en ligne se pose de plus en plus souvent aux entreprises de médias. La GRA a interrogé différentes rédactions et a abouti au constat suivant: «20 minutes» et la «Südostschweiz» misent sur la relecture des commentaires. Les commentaires publiés sur «suedostschweiz.ch» entrent dans une file d’attente et ne sont activés qu’après une vérification. En outre, la «Südostschweiz» tient à ce que les auteurs ne se cachent pas derrière des pseudonymes. Chez «20 minutes», les commentaires sont également vérifiés, surtout pour les sujets sensibles. Toutefois, le problème de cette méthode est que l’évaluation des commentaires dépend fortement du relecteur ou de la relectrice. Et il faut également mettre en doute le fait qu’il soit réellement possible de relire tous les commentaires.

Le «Aargauer Zeitung» a mis au point une stratégie différente pour gérer le courrier des lecteurs. La rédaction essaie de «sauver» les contributions au contenu intéressant mais qui contiennent sporadiquement des termes sensibles en supprimant ou remplaçant lesdits termes.

Le «Neue Zürcher Zeitung» a opté pour la procédure suivante: depuis février 2017, la section «commentaires» n’existe plus pour la plupart des articles. Chaque jour, il n’est possible de débattre que sur trois textes, et la discussion est modérée et animée par le NZZ. Il mise ainsi sur le débat plutôt que les insultes.

Ce bref sondage indique que les journaux ont reconnu le problème des discours de haine et essaient aussi d’y pallier. La question est toutefois délicate et certaines manières de procéder comportent le risque que la suppression à la légère soit vue comme une atteinte (trop) grave à la liberté d’expression. D’un autre côté, il faut empêcher la publication des messages racistes ou discriminatoires. Tous les journaux interrogés par la GRA essaient de lutter contre les commentaires haineux et considèrent le problème comme une question importante.

Le service de lutte contre le racisme de la Fédération (SLR), qui a publié en 2017 son rapport biennal sur la discrimination raciale en Suisse, souligne également dans sa préface écrite par le conseiller fédéral Alain Berset que les discriminations sont souvent dissimulées et difficiles à percevoir dans la vie quotidienne, mais qu’elles se manifestent de plus en plus de manière ouverte et agressive sur Internet et sur les réseaux sociaux. «Notre société a le devoir de répondre à toutes les discriminations en y opposant un discours ferme et résolu voire, lorsque des lois sont violées, en recourant à des moyens légaux.», explique Alain Berset. Les auteurs du rapport arrivent ensuite à la conclusion que «les opinions hostiles envers les étrangers et les minorités ne semblent pas avoir évolué de façon significative, en dépit de la politisation de l’immigration».

Chronologie de la GRA pour 2017

En 2017, la chronologie des cas de racisme publiée par la GRA en collaboration avec la Société pour les minorités en Suisse (GMS) a répertorié un total de 39 actes racistes repris par les médias dans toute la Suisse. Cette surveillance des médias reflète l’ambiance générale en Suisse et révèle des chiffres semblables à ceux des années précédentes, mais n’a toutefois pas la prétention d’être exhaustive sur le plan statistique. Parmi les 39 cas ne figurent pas les innombrables incidents non traités par les médias mais signalés presque quotidiennement à la GRA. Il s’agit principalement de discours haineux, c’est-à-dire d’incidents racistes sur Internet, dont, par exemple, des commentaires de lecteurs racistes (à l’encontre des étrangers, des Noirs, des musulmans, des Juifs) sur les sites de journaux en ligne ou profils de particuliers et personnalités politiques d’extrême droite sur les réseaux sociaux. En outre, on nous a aussi signalé sporadiquement des blogs aux contenus néonazis ou des affiches de promotion d’un événement (par exemple avec le visage d’un homme noir pour le Carnaval). Mais la GRA a également reçu des signalements de tags dans la rue, tels que «Nigger go home» à Zurich, ou de tracts racistes et antisémites distribués dans les boîtes aux lettres.

En ce qui concerne les «hate speech», la GRA aide les utilisateurs à signaler ou à documenter les messages haineux. Par ailleurs, il faudrait réagir aux discours haineux en utilisant les fonctionnalités de signalement des différents réseaux sociaux ou en présentant les bons arguments («Counter Speech»). Si un commentaire haineux enfreint la norme pénale contre la discrimination raciale, les utilisateurs devraient immédiatement réaliser une capture d’écran et la transmettre au ministère public cantonal. Il est aussi possible de signaler les blogs et sites aux contenus racistes au Service national de coordination de la lutte contre la criminalité sur Internet (SCOCI) de Berne.

Il s’agit d’une question très sensible pour les utilisateurs suisses, comme le montrent les nombreux messages que la GRA reçoit presque quotidiennement. C’est pourquoi la fondation s’est également davantage penchée sur toutes les formes de discrimination en ligne en 2017 et a publié, entre autres, un guide sur les discours haineux, qui a été envoyé à plus de 2000 écoles dans toute la Suisse. Le guide présente la manière d’identifier les discours de haine et les organismes auprès desquels il est possible de signaler les contenus diffamatoires et racistes. Il donne également des conseils sur la manière de protéger sa vie privée lors de discussions délicates sur Internet. Le guide est téléchargeable à cette adresse: https://gra.ch/fr/education/discours-haineux/. La newsletter de décembre de la GRA a aussi abordé ce sujet: https://chronologie.gra.ch/GRA_Newsletter_Dezember_2017.html

En outre, la GRA a récemment organisé une séance d’information réunissant des experts sur la question du discours haineux. À cette occasion, Maya Hertig Randall, professeure de droit constitutionnel à l’Université de Genève, a souligné à quel point une législation et des sanctions contre les discours haineux sur Internet sont importantes. En effet, il en va de la protection de minorités vulnérables face à la discrimination, le dénigrement et l’exclusion. Pour les personnes touchées, les discours de haine sont souvent comme un coup de poing dans la figure.

En Allemagne, une nouvelle loi est entrée en vigueur le 1er janvier. Celle-ci a pour but de poursuivre et sanctionner plus sévèrement les discours haineux sur Internet. Concrètement, elle oblige les réseaux sociaux à supprimer les messages haineux plus sérieusement et rapidement. Ses détracteurs critiquent toutefois le fait que cette loi sur l’amélioration de l’application du droit («Netzwerkdurchsetzungsgesetz») sur les réseaux sociaux, aussi appelée «loi Facebook», limite considérablement la liberté d’expression.

En Suisse, le Conseil fédéral a publié un avis sur les «Discours de haine sur les réseaux» en 2017 et s’est exprimé ainsi:

«La question de la mesure dans laquelle les règles régissant le monde analogique peuvent s’appliquer – et être effectivement imposées – dans le monde numérique se pose. Le Conseil fédéral s’est déjà exprimé à plusieurs reprises sur cette thématique ces derniers mois dans le cadre d’interventions parlementaires (…).» Et de poursuivre: «Les difficultés d’application des normes existantes aux réseaux sociaux résident avant tout dans la nature transfrontière de ces services, en raison du principe de territorialité qui fait obstacle à l’application du droit suisse en l’absence de rattachement en Suisse. À cela s’ajoute le fait que l’effacement ou le blocage d’un message diffusé sur un réseau social sur simple annonce d’un utilisateur indépendamment de toute décision administrative ou judiciaire pose de délicates questions de compatibilité avec les droits fondamentaux, notamment avec la liberté d’expression.»

Le spécialiste allemand de l’extrémisme de droite, l’antisémitisme et les théories du complot sur Internet Johannes Baldauf estime que la loi sur l’amélioration de l’application du droit («Netzwerkdurchsetzungsgesetz ») sur les réseaux sociaux n’a que peu de sens, parce que les discours haineux constituent toujours une «hostilité à l’égard d’un groupe spécifique» et un problème profondément social, duquel le droit pénal ne peut pas venir à bout seul.

La GRA va continuer à se consacrer intensivement à la question des discours de haine dans le monde numérique via des rapports ciblés et des événements spécialisés. Un examen approfondi systématique d’Internet est cependant compliqué et ne serait que peu révélateur sur le plan statistique. En effet, le principe suivant s’applique à cet égard: plus on cherche plus on trouve.

Des incidents racistes non mentionnés dans les médias sont également publiés chaque année par le «Réseau de centres de conseil pour les victimes du racisme» (coordonné par l’association humanrights.ch et la Commission fédérale contre le racisme – CFR) dans le cadre d’un rapport sur les actes racistes traités dans le cadre de consultations. Dans ces rapports, les histoires de cas saisies dans une base de données commune de manière anonyme par des centres de conseil affiliés, sont évaluées. Par ailleurs, la CFR publie également au début de l’été, un rapport annuel relatant les décisions et les jugements rendus sur le plan national et international en matière de discrimination raciale dans différents domaines de l’existence.

Antisémitisme

La Fédération suisse des communautés israélites (FSCI), qui recense les actes antisémites, a répertorié 39 incidents considérés comme antisémites en 2017. Internet est cependant analysé séparément. Ce chiffre concerne donc uniquement les incidents «hors ligne» signalés à la FSCI ou couverts par les médias. En 2017, les incidents les plus graves ont été trois agressions contre des Juifs et l’affichage de trois affiches nazies sur les autoroutes suisses. Le rapport complet de la FSCI sur l’antisémitisme est disponible à l’adresse www.antisemitisme.ch.

Islamophobie

En 2017, un organisme responsable de différentes associations et communautés musulmanes suisses a, pour la première fois, commandé une étude sur les discriminations rencontrées par les musulmans en Suisse.

L’étude, menée par l’institut de sondage gfs.bern, arrive à la conclusion que les musulmans de Suisse considèrent, dans leur grande majorité, le racisme et l’islamophobie comme un problème et se sentent largement discriminés.

Ainsi, une majorité (de musulmans, N. D. A.) se comporte «volontairement de manière prudente, pour ne pas apparaître comme musulman» au quotidien. Qui plus est: «Une majorité nette ressent une distance entre les chrétiens et les musulmans. Malgré le manque de reconnaissance et la discrimination ressentie en tant que groupe, 78 pour cent affirment que les musulmans de Suisse sont intégrés en tant qu’individus. Et 69 pour cent déclarent être satisfaits de leur vie en Suisse. Un tiers des personnes interrogées caressent toutefois l’idée de quitter un jour la Suisse.»

L’étude souligne également que l’un des problèmes principaux réside dans «l’attitude du public envers la communauté musulmane». Ainsi, 81 pour cent des personnes interrogées considèrent que le racisme est un problème grave, voire très grave, en Suisse. Par ailleurs, 74 pour cent estiment que les entreprises suisses ne s’engagent pas suffisamment dans la lutte contre le racisme (10 % considèrent leur engagement comme suffisant et 1% comme trop prononcé) et 83 pour cent sont tout à fait ou plutôt d’accord avec l’affirmation selon laquelle les musulmans sont discriminés en Suisse.

L’institut gfs.bern souligne cependant que les Turcs, les musulmans suisses-allemands et les conservateurs sont surreprésentés dans l’étude. C’est pourquoi l’étude devrait «être réalisée à nouveau, cette fois à une plus grande échelle, afin de respecter complètement les critères de représentativité.» Et de poursuivre: «Pour cela, il faut interroger davantage de personnes originaires d’Albanie et de Bosnie, ainsi que de personnes d’origine asiatique ou africaine» expliquent les auteurs.

Il existe également d’autres chiffres. Ainsi, le nombre de condamnations pour discrimination raciale envers les musulmans est passé de huit a six l’année dernière. Par ailleurs, moins de musulmans ont signalé des cas de discrimination auprès de centres de consultation. L’institut de recherche Forschungsinstitut Öffentlichkeit und Gesellschaft arrive aussi à la conclusion que la généralisation à propos des musulmans dans les articles de presse diminue depuis 2009.

Le rapport du SLR de la Fédération sur la discrimination raciale en Suisse, mentionné plus haut, qui a été analysé par l’Office fédéral de la statistique (OFS), a toutefois également révélé que l’islamophobie est répandue en Suisse. Ainsi, les responsables de l’étude écrivent: «Parmi les trois groupes étudiés dans l’enquête, c’est autour des musulmans que se cristallisent les plus fortes tensions sociales. Lorsque des caractéristiques négatives sont présentées, 17 % estiment que celles-ci s’appliquent aux musulmans; ce taux chute à 12 % chez les Juifs et 4 % chez les Noirs. Les taux d’hostilité sont à 14 % vis-à-vis des musulmans, 10 % pour les Noirs et 8 % pour les Juifs. Dans le cas des musulmans, l’hostilité envers ce groupe est toutefois moins forte que la défiance envers l’islam qui s’élève en 2016 à 33 %.»

Dans l’ensemble, l’évaluation de l’OFS montre que «la population évalue plutôt favorablement le fonctionnement de l’intégration des migrantes en Suisse. Le racisme est considéré comme problème social sérieux et 34 % des personnes interrogées sont d’avis que les mesures de lutte contre celui-ci sont insuffisantes. Selon elles, c’est avant tout la responsabilité de l’État, mais aussi de chaque individu et des pouvoirs politiques.

Au total, 36 % de la population a indiqué pouvoir être dérangée par la présence de personnes perçues comme différentes. Six pour cent de la population s’est déclarée dérangée au quotidien par une personne ayant une couleur de peau ou une nationalité différente. Environ 10 % est dérangée par une religion ou une langue différente. 21 % se dit même gênée par la présence de personnes ayant un mode de vie non sédentaire.

Racisme contre les personnes noires

Un groupe de chercheurs dirigé par le Forum suisse pour l’étude des migrations et de la population (SFM) s’est penché sur les dimensions individuelle, institutionnelle et structurelle du racisme anti-Noirs en Suisse pour le compte du service de lutte contre le racisme (SLR).

Il a étudié 115 actes pour lesquels la justice a été saisie et 201 conflits traités dans le cadre de consultations. Selon les auteurs, les mots «nègre», «demi-nègre», «bamboula» ou «pépito» seraient très souvent utilisés. Les personnes concernées sont aussi souvent comparées à des animaux (p. ex. «macaque») ou sexualisées (p. ex. «pute nègre»). «Il n’est pas rare que ces mots soient accompagnés de violences physiques graves», poursuivent les auteurs.

La population noire n’invoque que rarement la norme pénale contre la discrimination raciale de l’art. 261bis CP. Ainsi, il est étonnant de constater que, selon l’étude, seules 57 condamnations liées au racisme anti-Noirs ont été prononcées. «Pour la majorité des personnes noires, la voie judiciaire n’est pas un moyen adapté de se défendre contre le racisme», explique l’étude à ce sujet. Selon elle, les obstacles sont généralement élevés et les chances de réussite incertaines. «Une raison importante pour laquelle la voie judiciaire ne convainc pas est la peur d’être confronté publiquement à des représailles racistes», ajoutent les auteurs. Dans le cadre de l’étude, ils se sont également entretenus avec 42 services d’intégration. «Selon 32 d’entre eux, les personnes noires sont régulièrement confrontées à de la discrimination raciale en Suisse», écrivent-ils. «Les domaines les plus cités par les services d’intégration sont le logement et la police.» Toujours selon l’étude, les discriminations sont «plutôt fréquentes» sur le lieu de travail, dans les transports en commun et dans l’espace public Elles se manifestent généralement par des insultes, mais aussi des actes de violence physique ou un manque de protection.

Extrémisme de droite

Depuis que plus de 5000 néonazis venus de toute l’Europe ont pu se rencontrer à l’occasion d’un concert à l’automne 2016 à Unterwasser dans le canton de Saint-Gall, les autorités et la police, ainsi que la population, ont été sensibilisés à cette question. Pourtant, un nouveau concert a eu lieu début 2017 dans le canton de Lucerne, où quelque 150 skinheads se sont retrouvés. Néanmoins, le concert a été étroitement surveillé par la police de Lucerne et les passages sur scène annoncés du groupe néonazi italien Bronson et du rappeur néonazi allemand déjà condamné Makss Damage ont été interdits. Plusieurs événements de moindre envergure dans le cadre desquels des musiciens d’extrême droite se sont produits ont attiré l’attention des médias dans les semaines suivantes, principalement parce que les organisateurs ont toujours réussi à maintenir les événements malgré des interdictions d’entrée et la présence de la police.

Le président de la Fondation GRA, Pascal Pernet, s’est exprimé dans une tribune dans le journal NZZ à propos de l’application de la norme pénale contre la discrimination raciale en relation avec les concerts de néonazis. https://zeitungsarchiv.nzz.ch/neue-zuercher-zeitung-vom-21-02-2017-seite-9.html?hint=1812537.

En Suisse, la scène d’extrême droite est stable depuis plusieurs années, le taux de renouvellement est cependant élevé, parce que se sont surtout des jeunes hommes qui sont actifs dans ce milieu. En outre, des informations selon lesquelles certains membres de l’aile droite de l’UDC ont un pied sur la scène d’extrême droite ou y ont été actifs dans le passé ont maintes fois été publiées ces derniers mois, c’est-à-dire que les extrémistes de droite essaient régulièrement d’entrer dans le parti. Bien que l’UDC ait parfois réagi, elle n’a jusqu’ici pas encore développé suffisamment de mesures préventives afin d’empêcher ce processus de manière proactive.

En outre, des tracts d’extrême droite dénigrant les étrangers les Juifs ou les musulmans sont apparus à divers endroits en Suisse.

Dans son rapport de 2017, le Service de renseignement de la Confédération écrit à propos de l’extrémisme de droite et de gauche:

«Depuis des années, la situation dans les milieux de l’extrémisme violent montre une tendance à la détente. Les événements liés à l’extrémisme de droite sont rares, ceux liés à l’extrémisme de gauche restent élevés. Les quelques événements isolés, qui retiennent souvent l’attention des médias, ne changent rien à cet état de fait mais sont autant de signes indiquant que le potentiel de violence reste bien réel et que la situation pourrait s’envenimer rapidement. L’augmentation des flux migratoires à destination de la Suisse, des attaques terroristes commises dans notre pays pour des motifs djihadistes ou une évolution dramatique dans les régions kurdes, en particulier en Turquie et en Syrie, seraient à même de susciter des protestations, attentats ou attaques violents parmi les milieux extrémistes. Dans le domaine de l’extrémisme de droite, il s’agit d’empêcher que la Suisse gagne en attrait comme lieu d’organisation de concerts et autres manifestations.» Et de poursuivre: «D’autres événements et rencontres (d’extrémistes de droite, N. D. A.) se passent d’intermède musical. Les extrémistes de droite ne cherchent pas à apparaître en public. Les manifestations, défilés et provocations restent rares, mais répondent souvent à un schéma traditionnel.»

Antitziganisme

Comme l’organisation Radgenossenschaft der Landstrasse l’a écrit dans un rapport en 2017, les Yéniches et Sintis «constatent une augmentation du racisme en Suisse». L’appellation générique «gens du voyage» dérange particulièrement l’organisation faîtière «Dans les trois minorités ethniques (les Yéniches, les Sintis et les Roms), certaines personnes exercent leur activité dans des caravanes, d’autres sont sédentaires», explique-t-elle. «Et, dans chaque ethnie, il y a des gens fréquentables et d’autres peu fréquentables, comme partout.

En rendant les “gens du voyage” responsables indistinctement d’infractions de toutes sortes, on met les membres de toutes les minorités dans le même panier et les monte les uns contre les autres», poursuit la Radgenossenschaft.

«Les minorités ressentent l’augmentation du racisme dès le colportage. Il est de plus en plus difficile en raison de l’accentuation de la méfiance.

La création d’aires de passage et de stationnement se heurte également souvent à un refus des communes.» Si des agriculteurs sont tout de même disposés à mettre des terres à disposition des commerçants nomades, «les autorités communales essaient de leur interdire de le faire en utilisant des arguments fallacieux».

Il existe en effet toujours beaucoup trop peu d’aires de passage et de stationnement pour les Yéniches, les Sintis et les Roms en Suisse. Les autorités ont des difficultés à mettre en œuvre les dispositions nécessaires à créer suffisamment d’aires et les communes, ainsi que la population, s’opposent souvent à la mise à disposition d’aires de passage ou de stationnement. Wileroltigen constitue un exemple de l’année dernière: pour la commune du canton de Berne, l’été 2017 a été tout sauf normal. En juin, quelques centaines de Roms ont occupé un terrain à côté de l’A1 et y sont restés jusqu’à la première quinzaine d’août. Le canton de Berne a ensuite voulu légaliser la situation illégale et transformer le terrain en aire de transit permanente pour «gens du voyage» étrangers. La population s’est révoltée. Cette commune est un exemple de ce qui se produit dans de nombreuses communes suisses. En effet, la Suisse manque d’aires de tous types. Il faut des aires pour accueillir 80 à 100 caravanes, c’est-à-dire des grands groupes. Il n’y en a actuellement encore aucune dans le pays. Il n’y a pas assez d’aires de passage pour accueillir des groupes de familles de 8 à 12 caravanes. Le nombre d’aires de ce type a chuté, comme l’explique le journal de la Radgenossenschaft der Landstrasse, «Scharotl», dans sa dernière édition. Il n’y a pas non plus suffisamment de lieux pour l’hiver, les aires de stationnement de Buech (Berne) et d’Eichrain (Zurich) sont surpeuplées.

La société pour les minorités en Suisse, GMS, contribue à renforcer la position des Yéniches et des Sintis en Suisse. Elle accorde une attention particulière au respect des droits fondamentaux des minorités nationales, dont les Yéniches et Sintis font partie, et propose son soutien aux communes en tant qu’interlocutrice ou intermédiaire. Avec sa brochure «Gens du voyage sur des terrains privés» et le modèle de contrat de location joint, la GMS contribue activement au renforcement du droit des minorités nomades à l’«arrêt spontané», tradition protégée par la loi.

L’arrêt spontané est le séjour limité dans le temps d’un groupe de Yéniches, Sintis ou Roms sur un terrain privé, dans des caravanes et à des fins commerciales. Les Yéniches et Sintis, en tant que minorités nationales reconnues, ont droit à la protection de leur mode de vie, y compris en Suisse

Mot de conclusion

Comme expliqué plus haut, Internet et ses diverses plateformes sont, depuis de nombreuses années déjà, le premier lieu de diffusion du racisme et de l’antisémitisme verbaux.

L’accès facile à des contenus et publications discriminatoires sur Internet, la vitesse effrénée à laquelle les textes circulent ainsi que l’abondance de textes font de la communication en ligne un lieu d’échange important de propos haineux de toutes sortes.

Les discours de haine sur Internet constituent toujours un coup de poing dans la figure des personnes concernées. Ils sont dangereux: les discours haineux diffamatoires blessent et excluent. Dans les cas les plus graves, ils peuvent entraîner des actes de violence physique. Les lois seules ne résolvent pas le problème à la racine. À cet égard, il faut un engagement de la société civile, que ce soit sous la forme d’organisations, qui jouent un rôle de chien de garde, ou d’organes de réclamations, vers lesquels on peut se tourner en cas de doute ou en cas de discours haineux évident. Par ailleurs, chacun, en tant que personne concernée potentielle, doit être conscient de sa responsabilité dans l’espace numérique.

Dans ce contexte, la chronologie de la GRA continuera d’assumer son rôle principal, celui de chien de garde, ainsi que d’évaluer de manière critique et de répertorier de façon systématique, et selon des critères et catégories éprouvées, les actes racistes, xénophobes et discriminatoires en Suisse, afin que les incidents discriminatoires qui s’y produisent actuellement soient rendus visibles, et soient consignés et archivés pour les générations futures.

2. Rapport d’approfondissement 2017: Discours haineux dans les médias sociaux – aspects d’un nouveau phénomène

par Patrik Ettinger*

Les changements dans la communication publique dus à l’apparition des médias sociaux semblent également avoir entraîné une multiplication des discours haineux, «hate speech» en anglais. C’est en tout cas un sentiment largement répandu. À titre d’exemple, le rapport du Conseil fédéral sur le cadre juridique pour les médias sociaux, publié en mai 2017, décrit cette évolution comme suit: «Ces dernières années, le problème des propos haineux, incendiaires, racistes et discriminatoires tenus sur les réseaux sociaux s’est considérablement aggravé» (Conseil fédéral, p. 38).

Pour pouvoir mieux comprendre le phénomène des discours haineux dans les médias sociaux et évaluer son ampleur, cette analyse commence par expliquer comment définir le phénomène du discours haineux du point de vue des sciences sociales. Nous nous pencherons ensuite sur la question centrale: en quoi l’apparition des médias sociaux à-t-elle modifié la communication publique et comment les nouvelles formes de communication apparues avec les médias sociaux influencent-elles la diffusion des discours haineux? Cette base permet d’évaluer les changements empiriquement observables et d’ébaucher des stratégies face aux discours haineux sur les médias sociaux.

Discours haineux: délimitation du phénomène

Le discours haineux («hate speech») est une notion controversée, qui n’est souvent pas définie précisément (Marx, p. 42). Cela s’explique, entre autres, par le fait que le discours haineux en tant que concept est lui-même l’objet de débats politiques. Qu’est ce qui relève du discours haineux et qu’est-ce qui relève encore de l’opinion pertinente dans le cadre d’un conflit, d’une critique légitime ou d’une protestation? Et, d’autre part: qu’est-ce qui constitue une lutte légitime contre les discours haineux et qu’est ce qui est considéré comme de la censure? Ces questions sur la délimitation sont dangereuses, parce que les personnes utilisant le discours haineux essaient souvent de déplacer les limites voire de les nier. Mais la question de la délimitation se pose aussi du point de vue de l’État de droit démocratique, dans lequel des restrictions du droit fondamental qu’est la liberté d’expression doivent être légitimées par la protection d’autres droits fondamentaux, dans le cadre d’un processus de pesée des intérêts. On peut constater que différentes réponses sont possibles en comparant les traditions juridiques des sociétés démocratiques.

La notion de «discours haineux» n’est toutefois pas uniquement controversée politiquement. L’étude scientifique du phénomène évite souvent le terme «discours haineux» en raison, entre autres, de ses implications politiques, en particulier en dehors des pays anglo-saxons. Elle travaille avec d’autres concepts, tels que l’hostilité à l’égard d’un groupe particulier (Heitmeyer). Et, quand le discours haineux est utilisé comme concept, les approches diffèrent en fonction des traditions scientifiques. Il est cependant possible de déterminer des indicateurs clés du discours haineux, qui doivent être précisés du point de vue de la sociologie et des sciences de la communication pour cette analyse.

  1. Le discours haineux est un discours public. Cette précision se réfère au fait que nous attribuons une importance sociale à la communication publique, contrairement à celle privée, et lui imposons donc des exigences normatives différentes.
  2. Le discours haineux se réfère à des groupes ou à des individus en tant que membres de ces groupes, auxquels on attribue des caractéristiques spécifiques sur la base de l’appartenance ethnique, de la religion, du genre ou de l’orientation sexuelle. En d’autres termes, le discours haineux généralise. Il a recours aux moyens linguistiques que sont la généralisation et l’essentialisation, c’est-à-dire qu’il considère ces caractéristiques comme intrinsèques au groupe et à tous ces membres.
  3. Le discours haineux est péjoratif et discriminatoire. Fondamentalement, on refuse de reconnaître les victimes de discours haineux comme des membres de la société égaux. Elles sont rabaissées, décrites comme inférieures ou diabolisées. À cet égard, une distinction est opérée entre un «nous» connoté positivement et les «autres» exclus. Cet aspect distingue le discours haineux du conflit politique légitime, qui suppose la reconnaissance de l’opposant.
  4. Le discours haineux justifie et légitime des actes, ce qui peut entraîner de la violence physique envers les victimes de discours haineux, mais également des formes d’exclusion moins perceptibles, par exemple lorsque les victimes de discours haineux se taisent par peur et désespoir et ne peuvent donc plus participer à la vie publique.

Outre ces quatre aspects largement consensuels du discours haineux, il en existe deux autres qui sont controversés. Ils concernent l’intention de l’orateur d’exprimer la haine qu’il ressent (intentionnalité), et l’effet sur les victimes du discours haineux (Sirsch, p. 168f.).

L’intentionnalité du discours haineux est surtout avancée pour lever les supposées ambiguïtés des points 3 et 4. Ainsi, selon cet aspect, il ne s’agit pas d’un discours haineux lorsque, par exemple, des Noirs se qualifient mutuellement de «nigger» dans le cadre d’une réinterprétation positive d’un terme stigmatisant. L’argument des opposants à la prise en compte des intentions de l’orateur est qu’elles sont souvent impossibles à déterminer de manière incontestable. Il s’agit selon moi d’un problème méthodique et non conceptuel. L’intention de l’orateur doit être déduite à partir des actes de langage et de leur contexte, alors que les points mentionnés plus haut sont suffisants d’un point de vue conceptuel.

L’argument des opposants aux concepts qui se focalisent sur l’effet sur la victime du discours haineux est «que tout discours pourrait alors être qualifié de discours haineux si l’on trouvait une personne qui le considère comme offensant» (Sirsch, p. 168). Cet argument doit être entériné dans la mesure où la perception des victimes doit être soumise à une intersubjectivation, c’est-à-dire qu’il ne peut pas s’agir du seul critère. Une intersubjectivation est cependant possible sur la base des quatre critères mentionnés. J’estime par ailleurs qu’il faut relativiser cet argument. Les expériences historiques d’exclusion et de discrimination sensibilisent bien plus les membres de minorités que tout acteur non concerné. Il faut en tenir compte pour la contextualisation dans le cadre de l’analyse de discours haineux.

En quoi l’apparition des médias sociaux modifie-t-elle la communication publique?

Avec la numérisation des médias et l’apparition des médias sociaux, l’espace public des États démocratiques modernes a fondamentalement changé. Le changement le plus important est le déplacement des frontières entre communication publique et privée. Avant la numérisation et l’apparition des médias sociaux, la communication publique s’exerçait principalement par l’intermédiaire des médias de masse traditionnels. Les journalistes, en tant que «gardiens», décidaient de ce qui devait être l’objet de la communication publique. Cette décision prenait en compte les considérations économiques de la maximisation de l’attention, mais respectait des normes sociales et éthiques.

Cette sphère de la communication publique était clairement séparée de la sphère de la communication privée. Dans cette dernière, le respect des normes sociales était beaucoup moins strict. On pouvait aussi y dire ce que l’on ne voulait pas ou n’osait pas exprimer publiquement.

Avec la numérisation, cette séparation entre communication publique et privée s’estompe. Nous constatons désormais, comme l’a très justement formulé le chercheur en communication Hans-Bernd Brosius, que «tous les contenus de communication, qui existaient déjà à «l’ère hors ligne», ont quitté le cadre de la communication interpersonnelle privée en raison de l’observation en ligne. Nous voyons les «discussions de comptoir», nous voyons les propos haineux, nous voyons les gens jouer, acheter, discuter, etc. Beaucoup des formes de communication ne sont pas nouvelles, mais sont désormais visibles en ligne. Elles sont non seulement consultables de façon synchronique, mais aussi de façon diachronique, grâce à la capacité de stockage, la mémoire infinie d’Internet» (Brosius, p. 365). Ce qui était autrefois privé fait désormais partie de la communication publique.

La numérisation n’entraîne cependant pas seulement un déplacement des frontières entre communication publique et privée, mais aussi un changement des rôles. Alors que la communication dans les médias de masse traditionnels est une communication one to many, la communication numérique permet une communication many to many. Chacun peut désormais potentiellement envoyer des messages qui peuvent toucher un large public. Cette situation offre aux individus et organisations de nouvelles possibilités pour des campagnes de communication et mobilisations, y compris pour celles qui s’attaquent aux minorités en utilisant des discours haineux.

Ces organisations profitent donc des évolutions technologiques de la numérisation, qui rendent la communication quantifiable et influençable comme jamais auparavant. L’économie de l’attention, c’est-à-dire l’obtention et la distribution de l’attention, peut désormais être mesurée en temps réel en nombre de clics, de mentions «J’aime» ou en durée de consultation et être optimisée en conséquence. Les acteurs qui dépendent de l’attention en tirent profit. Ils disposent désormais d’une multitude de possibilités d’optimisation de l’attention, y compris l’utilisation de social bots, qui est cependant très peu répandue en Suisse. (Rauchfleisch/Vogler). Les géants de la technologie, tels que Google, Facebook ou Twitter, en profitent également. Ils peuvent transformer l’attention en bénéfice économique. Et, étant donné que ce sont surtout les messages qui suscitent l’émotion qui accaparent l’attention, la communication sur les réseaux s’émotionnalise davantage.

La possibilité de mesurer et diriger l’attention des utilisateurs de manière ciblée incite également les fournisseurs de médias sociaux à surtout proposer aux utilisateurs les types d’informations qui ont déjà suscité leur attention par le passé ou qu’ils ont partagés sur leurs réseaux sociaux. L’attention peut ainsi être optimisée. Étant donné que l’infinité du réseau nécessite une structuration et que les algorithmes sont utilisés à cet effet mais sont invisibles pour les utilisateurs, les «bulles de filtres» et «chambres d’écho» limitent la soi-disant diversité de l’information sur Internet. Un regard sur le monde qui renforce les préjugés existants se développe.

Ces changements dans la communication publique dus à la numérisation et à l’importance croissante des médias sociaux sont renforcés par l’évolution de la manière de s’informer des différentes générations. En Suisse, les médias sociaux constituent déjà la première source d’informations sur l’actualité pour 24 % des 18-24 ans, alors que ce n’est le cas que de 4 % des plus de 55 ans (fög, p. 7).

Comment les médias sociaux influencent-ils la diffusion de discours haineux?

Avant de montrer comment la numérisation et l’apparition des médias sociaux influencent la diffusion des discours haineux, nous voulons souligner que le discours haineux est un phénomène ancien, qui se manifestait bien avant l’apparition des médias sociaux, et que les discours haineux apparaissent dans la communication publique par vagues discontinues.

Comme le révèlent de nombreuses enquêtes, on observe des attitudes relevant de l’hostilité à l’égard de groupes particuliers ou du discours haineux chez une partie non négligeable de la population, y compris dans les sociétés démocratiques modernes, et ce déjà bien avant l’apparition des médias sociaux. Les chiffres varient selon la méthode de sondage, la minorité concernée et le moment de l’enquête, mais le problème est toujours significatif (pour un aperçu concernant l’antisémitisme Pfahl-Traughber; concernant l’islamophobie Hafez). «Internet fait simplement apparaître ce qui existait déjà dans la culture politique» (Hafez, p. 321).

Le recours au discours haineux est un phénomène qui n’est pas seulement ancien, mais qui s’exacerbe aussi régulièrement lors de périodes de crise sociale. En effet, les minorités sont traitées en «boucs émissaires» et exclues pendant ces périodes (Imhof). Dans le même temps, on constate une atténuation des inhibitions sociales relatives à l’utilisation de discours haineux. En raison de la perte de points de repère que connaissent de nombreuses sociétés démocratiques actuellement, il est possible qu’une partie non négligeable des discours haineux observés sur Internet soit due à des facteurs dont le seul lien avec la numérisation est que celle-ci augmente significativement la visibilité du phénomène. La part exacte n’est toutefois pas mesurable.

Il existe néanmoins aussi des arguments qui affirment que la modification des structures de communication publique due à la numérisation et à l’apparition des médias sociaux facilite la diffusion des discours haineux.

  1. En effet, alors que, dans les médias traditionnels, les journalistes continuent de jouer le rôle de gardiens et veillent, par exemple, à ce que les sections «Commentaires», modérées, ne puissent pas contribuer à la diffusion de discours haineux, de tels mécanismes de contrôle sont très peu présents dans les médias sociaux. Cette situation s’explique, d’une part, par le fait que les géants de la technologie se voient comme des opérateurs de plateformes qui mettent des infrastructures à disposition mais ne sont disposés qu’à assumer une responsabilité limitée concernant l’utilisation de ces infrastructures (Altmeppen; Sellars, p. 20-24). D’autre part, il est souvent difficile pour les victimes suisses de faire valoir leurs droits auprès de géants de la technologie de dimension mondiale.
  2. Les possibilités de la communication numérique permettent aux mouvements sociaux ou partis populistes qui discriminent les minorités en utilisant des discours haineux de plus facilement mobiliser et déchaîner des flots d’insanités («shitstorm») contre leurs victimes. Des actions organisées, lors desquelles sont également utilisés des outils technologiques tels que des social bots, c’est-à-dire des messages générés par ordinateur et diffusés largement, permettent à ces acteurs de donner l’impression que leurs messages haineux sont largement partagés. De telles actions limitent également considérablement les possibilités de communication en ligne des victimes des discours de haine. En outre, les médias sociaux permettent une meilleure mise en réseau de ces organisations, ce qui renforce leur puissance de feu.
  3. Les médias sociaux sont les médias de l’émotion. La communication dans les médias sociaux est davantage marquée par les émotions que celle des médias traditionnels, et vise à la construction de communautés (Lischka/Stöcker, p. 29-31). Plus la formulation d’un tweet est chargée d’émotion, plus il sera diffusé souvent et rapidement via des retweets (Stieglitz/Dang-Xuan). Et plus le nombre de termes connotés négativement utilisés dans une publication Facebook est élevé, plus elle sera commentée (Stieglitz/Dang-Xuan). Par ailleurs, les utilisateurs de plateformes sociales tirent leur plaisir principalement de la gestion de leurs relations et de leur identité, c’est-à-dire de la possibilité de se mettre en réseau avec leurs semblables et de faire leur autopromotion (Eisenegger). Une communication chargée d’émotion, utilisant des termes péjoratifs et visant la construction d’une communauté, y compris via l’exclusion, ne peut évidemment pas être directement assimilée à un discours haineux. Mais elle crée une culture de communication dans laquelle les discours haineux peuvent prospérer.

Est-il possible de prouver de manière empirique que les discours haineux progressent sur les médias sociaux?

Pour une grande partie des effets possibles des médias sociaux que nous avons abordés, nous ne disposons pas jusqu’à présent de suffisamment de preuves empiriques. Les études empiriques qui présentent l’évolution de la diffusion des discours haineux à l’ère de la numérisation et de l’apparition des médias sociaux sont encore rares. L’étude sur l’antisémitisme dans les médias sociaux réalisée à la demande du World Jewish Congress, qui a étudié un large échantillon de pays, a relevé en 2016 en moyenne 43 publications au contenu antisémite par heure, dont 41 % contenait un discours haineux à l’encontre des Juifs (WJC 2017, p. 14). En raison du manque actuel de chiffres comparatifs (à l’exception d’une étude portant sur janvier 2018), il n’est cependant pas possible de déduire une ampleur ou des tendances à partir de ces données. Le rapport de suivi de janvier 2018 a constaté une augmentation du nombre de publications contenant des symboles ou images antisémites en Suisse (WJC 2018, p. 5). Néanmoins, en raison du caractère unique et court de la période étudié, il est impossible de dire clairement s’il s’agit d’un hasard ou de premiers indices d’une tendance. C’est également particulièrement vrai parce que nous ne disposons pas de suffisamment d’autres chiffres systématiques pour la Suisse.

En ce qui concerne les plaintes et condamnations, le recueil des cas juridiques par la Commission fédérale contre le racisme révèle une tendance à la hausse (CFR), avec toutefois de grandes variations, qui s’expliquent en partie par des événements clés (conflits au Moyen-Orient, attentats islamistes, etc.). En outre, l’augmentation du nombre de plaintes peut s’expliquer par une augmentation des délits, mais aussi par un changement dans le comportement relatif aux plaintes.

Nous attendons donc toujours des études empiriques, qui permettraient, grâce à une observation systématique et comparative, de parler du développement du discours haineux dans les médias sociaux en Suisse. Nous ébaucherons ci-après les manières de concevoir de telles études.

Comment recenser correctement les discours haineux dans les médias sociaux?

La méthode de recensement des discours haineux dans les médias sociaux n’existe pas. D’une part, les bases de données et les possibilités de collecte des données des différents médias sociaux sont trop différentes et en constante évolution. D’autre part, le choix de la méthode dépend de l’information que l’on veut obtenir, c’est-à-dire de la question spécifique à laquelle on souhaite répondre et des conclusions que l’on souhaite tirer des données collectées.

Un recensement systématique des discours haineux dans les médias sociaux doit donc tenir compte des différentes spécificités de chaque média social. Ainsi, il est possible d’explorer complètement la communication sur Twitter via des mots-clés et associations de mots-clés, alors que ce n’est possible sur Facebook qu’avec des restrictions, par exemple sur des comptes prédéfinis. Il faut également noter que Facebook, par exemple, permet, outre la communication publique, une communication semi-privée ou privée, ce qui est un facteur limitant.

Les différences entre les offres des médias sociaux résident cependant aussi dans leur utilisation et leur portée. En Suisse, Twitter est particulièrement souvent utilisé par des personnalités politiques et représentants des médias. Il a donc le statut de média des élites à faible portée directe mais au fort potentiel de communication indirecte, y compris via les médias traditionnels. Facebook, YouTube et Instagram présentent une portée bien plus grande et une répartition sociale plus large des utilisateurs.

Le choix des approches méthodologiques doit également refléter le fait que les discours haineux peuvent se manifester sous des formes linguistiques bien différentes. Outre les déclarations univoques qui associent directement des minorités à certains termes et caractéristiques, certaines formes n’expriment le discours haineux que de manière implicite. Les déclarations du type «Une personne est x, alors qu’elle est y» en constituent un exemple, x étant une caractéristique positive et y l’appartenance à une minorité. En effet, le propos implique que la caractéristique évoquée ne peut généralement pas être attribuée à ce groupe. Une recherche assistée par ordinateur de termes et associations de termes permet de plutôt bien recenser les discours haineux explicites (Burnap; Taylor), mais montre très vite ses limites dès qu’il s’agit de communication haineuse implicite. Et, étant donné que la forme du discours haineux dépend aussi du niveau d’éducation, un recensement qui n’utilise que la recherche de certains termes ou associations de termes donnera un résultat dans lequel les personnes ayant un faible niveau d’éducation seront surreprésentées, alors que les discours haineux des élites, plus subtils, seront sous-représentés.

À l’égard de ces différences, il nous semble qu’une approche judicieuse pour recenser les discours haineux dans les médias sociaux qui concernent la Suisse et ses minorités doit s’intéresser à la nature de réseau des médias sociaux. Il s’agit concrètement d’identifier des réseaux dans lesquels les discours haineux sont fréquents et d’analyser de manière ciblée leurs contenus et flux de communication en utilisant une combinaison de recensement automatisé assisté par ordinateur et d’analyses approfondies par des codeurs formés à l’herméneutique. Une telle analyse de réseau est menée à partir de la communication sur Twitter, en connaissance des limites mentionnées. Dans un premier temps, un processus de recherche assisté par ordinateur répertorie tous les utilisateurs de Twitter qui diffusent des discours haineux. L’analyse des relations d’abonnement entre les différents utilisateurs permet ensuite, au moyen d’un algorithme (Blondel et al.) fonctionnant sur le principe de l’homophilie («Qui se ressemble s’assemble») (McPherson et al.), de modéliser un réseau dans lequel des communautés d’utilisateurs peuvent être identifiées. L’un des avantages de cette approche est qu’elle permet d’identifier dans ce réseau les utilisateurs et communautés liés à la Suisse. Dans ces réseaux, les organisations (médias, partis populistes, mouvements sociaux, etc) auxquelles se réfère la communication dans les médias sociaux et qui participe à l’orienter occupent souvent une place centrale. L’analyse herméneutique de publications haineuses peut ensuite parfaitement s’appliquer à ces concentrations de communication.

En outre, l’analyse des réseaux ne permet pas seulement de considérer les médias sociaux en tant que tels, mais aussi de s’intéresser à leurs relations aux médias de masse traditionnels grâce aux connexions. Il est ainsi possible, par exemple, d’identifier les publications des médias traditionnels auxquelles les publications haineuses dans les médias sociaux font référence. Inversement, une analyse de médias correspondante peut révéler quels éléments de la communication des médias sociaux sont repris et, le cas échéant, corrigés par les médias de masse. L’analyse de médias correspondante permet aussi d’identifier les formes de reportages des médias de masse et les événements clés rapportés qui provoquent particulièrement souvent une intensification des discours haineux dans les médias sociaux.

 Comment combattre les discours haineux dans les médias sociaux?

La publication d’une photo du premier bébé de l’année et des heureux parents dans un hôpital de Vienne a provoqué une déferlante de flots d’insanités («shitstorm»), dont d’innombrables commentaires haineux, parce que le bébé ne portait pas un nom à consonance allemande et sa mère portait un foulard. En réponse, le secrétaire général viennois de Caritas, Klaus Schwertner, a lancé, avec succès, une campagne de «flowerrain»: des dizaines de milliers de personnes ont écrit des publications dans les médias sociaux pour apporter leur soutien à la famille et rejeter la haine sur Internet.

Ce petit exemple montre clairement que la diffusion de commentaires haineux n’est pas la seule à dépendre de l’engagement d’organisations, la lutte contre ceux-ci en dépend aussi. À cet égard, nous avons besoin d’organisations de la société civile. Elles peuvent conseiller les victimes, sensibiliser un large public à la question et, comme le montre l’exemple, organiser des campagnes de lutte contre le discours haineux.

Le rôle des organisations de la société civile, qui font converger l’engagement social, est si important qu’il faut les aider dans leur mission. Les institutions de l’État doivent jouer un rôle central dans la création du cadre législatif concernant l’engagement de la société civile. En tant qu’organes législatifs, elles doivent façonner l’environnement réglementaire de manière à ce que l’on n’abuse pas de son droit à la liberté d’expression pour violer les droits fondamentaux des minorités touchées par les discours haineux. La question de savoir comment établir les limites dans le cadre de ce processus de pesée des intérêts est controversée, comme le montre l’exemple de la loi allemande sur l’amélioration de l’application du droit sur les réseaux sociaux. Ne pas s’y attaquer n’est toutefois pas une solution.

L’influence des institutions étatiques ne se limite cependant pas à la définition du cadre juridique. Elles décident également de la répartition des moyens et ressources. Un engagement de la société civile fructueux nécessite également le soutien de l’État. La sensibilisation, le conseil aux victimes ou le recensement systématique des discours haineux dans les médias sociaux peuvent d’ailleurs tout à fait être considérés comme des missions d’un État qui protège tous ses citoyens. À cet égard, il peut accomplir ces missions par le biais d’institutions publiques ou de subventions à des organisations de la société civile.

Les médias portent néanmoins aussi une responsabilité. Dans le cadre de la lutte contre les discours haineux dans les médias sociaux, les médias traditionnels doivent remplir leur fonction de contrôle et de critique en rendant les incidents publics et en permettant un discours rationnel sur les limites de la liberté d’expression. Les géants de la technologie, qui ne sont pas uniquement des plateformes qui permettent la communication dans les médias sociaux mais influencent aussi cette communication via des algorithmes, ont le devoir, comme les groupes de médias traditionnels, d’assumer la responsabilité des contenus. Si l’on ne dispose en moyenne que de huit secondes pour vérifier une publication sur Facebook, comme l’avancent souvent les opposants à la loi sur l’amélioration de l’application du droit sur les réseaux sociaux, il ne s’agit toutefois pas d’un argument révélant que cette prise de responsabilité est impossible, mais un argument montrant qu’elle a un coût. Les évolutions actuelles semblent indiquer qu’au moins certains des géants de la technologie l’ont parfaitement compris.

*Dr. Patrik Ettinger, sociologue et historien, depuis 2015 vice-président de la fög – Forschungsinstitut Öffentlichkeit und Gesellschaft/Universität Zürich.

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